Ce texte a été écrit en septembre 2021 à l’invitation d’Ana Siqueira, la directrice de programmation du Festival Internacional de Curtas de Belo Horizonte (Brésil). Elle m’avait demandé de proposer un programme de courts métrages s’inspirant du travail du philosophe franco-centrafricain Denetem Touam Bona autour du marronage et un texte pour l’accompagner. Cette section parallèle de plusieurs programmes de courts dont le mien s’appelait “Cosmopoétiques de l’Invisible”.
Nous sommes au début du mois de juillet dernier et le soleil de 15h est implacable. Alors que nous discutons avec Laure de la projection qui doit avoir lieu dans quelques jours sur la grande place qui sépare la mairie de Pointe-à-Pitre (Guadeloupe) de l’emblématique Centre des Arts (en travaux de rénovation depuis 12 ans1 !) où nous nous trouvons, un frère avance droit vers nous d'un pas décidé. Il a moins de trente ans, porte un bermuda gris et un débardeur blanc. Ses locks se balancent fièrement au rythme énergique de sa démarche et, arrivé à notre niveau, il me salue chaleureusement. Son visage m’est familier mais je ne sais plus comment on se connaît. Lui, voyant que je cherche encore, il me dit en ouvrant les yeux, comme une révélation « Nou jwenn an lajòl-la, mann !" (On s’est connus en prison !). Ah voilà ! Et il continue “Tu ne peux pas imaginer comment les films que vous nous avez passés m’ont fait du bien et m’ont ouvert l’esprit !”. Nous sommes heureux de nous revoir là, dehors, en plein soleil. Il me demande aussi des nouvelles du « frère qui a des locks et qui était toujours avec moi ». Il me remercie encore pour le temps qu’on a passé ensemble, pour notre sincérité et me dit que ce qu'on fait est très important, puis il continue son chemin sur le même pas décidé, sans se retourner.
Cette scène s’est passée il y a déjà plusieurs semaines mais lorsque Ana Siqueira m’a demandé de rédiger un petit texte pour accompagner mon programme dans le cadre de ce 23e Festival Internacional de Curtas de Belo Horizonte, j’ai tout de suite pensé à ces quelques lignes que j’avais griffonnées le lendemain de la rencontre sur la place de la mairie de Pointe-à-Pitre. Entre août 2017 et l’irruption du Covid dans nos vies début 2020, nous avons animé plusieurs projections mensuelles à la prison en Guadeloupe avec des femmes et des hommes incarcérés, avec très peu d’interruptions. Cette action, initiée à la demande de David “Dawuud” Cérito, un artiste visuel qui était coordinateur culturel du centre pénitentiaire à ce moment-là et qui avait entendu parler de notre travail, a été l’une des plus enrichissantes que j’ai pu avoir dans la programmation de films avec notre collectif Cinémawon.
Le nom de notre collectif est une contraction de “cinéma” et de “mawon”, qui est une créolisation de l’orthographe de maron2 dans l’idée de “marronnage”. Notre idée de départ était de créer ou raviver des espaces et des circuits alternatifs pour permettre à des films issus du Bassin Caribéen, d’Afrique ou d’autres espaces afro-diasporiques (et faits par des cinéastes issus de ces espaces) d’atteindre des publics qu’ils avaient jusque là très peu touchés, voire pas du tout. Et nous avions le sentiment que ces publics existaient mais que peu d’efforts avaient été faits jusque-là pour que ces films et ces publics se rencontrent en dehors des voies attendues, alors même que l’internet offrait déjà des possibilités infinies pour peu qu’on s’y attèle vraiment. Certains d’entre nous commencions à travailler sur nos propres films et à nous frotter au jeu des sélections en festivals et nous pensions que les films (les nôtres et tous ceux qui nous intéressaient) devaient impérativement avoir une vie en dehors de ces espaces également pour qu’il y ait un vrai dialogue entre les cinéastes, leurs films et nos imaginaires d’une part, et entre des histoires parfois éloignées géographiquement et dans les réalités qu’elles décrivent mais qui résonnent souvent entre elles, d’autre part. Nous pensions que réunir dans un même programme des films de la Caraïbe (toute la Caraïbe et pas seulement les dernières colonies françaises), des films du continent africain (tout le continent et pas seulement les pays francophones) et des films du Brésil ou de Colombie (et ailleurs) posait déjà en soi une affirmation très forte pour nous. Et c’est ce que nous avons tâché de faire depuis le départ, quel que soit le contexte de nos projections, qu’elles soient publiques ou en milieu carcéral ou scolaire.
Pour rapidement dresser le panorama particulier des dernières colonies françaises (officielles) depuis lequel nous évoluons, il est important de préciser que l’offre cinématographique annuelle consiste à plus de 70% en des blockbusters hollywoodiens (et pas forcément les meilleurs). Ensuite il y a des films commerciaux français et une part minime pour tout le reste du cinéma mondial, indépendant ou non. En dehors de quelques festivals qui offrent des bols d’air frais de temps en temps ou d’initiatives ponctuelles, voilà en quoi consiste l’offre de films chez nous3. En Martinique, en Guadeloupe et en Guyane, c’est un groupe martiniquais qui détient le monopole des salles depuis plus de 50 ans. À La Réunion, autre territoire de l’Outremer français dans l’Océan Indien, ce ne sont pas les mêmes acteurs mais la répartition n’est pas très éloignée. Autant dire qu’il a fallu beaucoup expliquer notre démarche à nos publics du centre pénitentiaire qui nous demandaient parfois pourquoi on ne passait pas de “vrais films” comme le dernier Fast and Furious 8 (ou 9) par exemple. La première fois où on nous a posé la question, j’étais seul et l’analogie que j’ai trouvée était que nous étions comme des fabricants et revendeurs de jus de fruits frais. Nous n’avons rien contre ceux qui préfèrent les boissons gazeuses et les sodas mais nous préférons vendre des jus de fruits frais que nous avons faits nous-mêmes à partir de fruits cultivés sans engrais chimique. Ou alors nous vendons ceux de confrères et consœurs en qui nous nous reconnaissons. Et puis le fait que nous fassions des films nous-mêmes a dû permettre qu’on nous accorde le bénéfice du doute et qu’on nous écoute malgré tout.
Ce travail que j’effectue au sein de Cinémawon est pour moi un simple prolongement et un approfondissement de ma pratique de cinéaste. Tout est intimement lié. En tant que défenseur d’un cinéma que les points de vue et les histoires placent d’emblée à la marge des circuits de distribution classiques, je n’ai pas encore le luxe de me contenter d’essayer de faire des films sans participer à l’effort nécessairement collectif pour que nos histoires existent et circulent en dehors de logiques strictement commerciales (sans pour autant éluder la question économique). Cette tâche est plus grande que moi, que nous. L’objectif n’a jamais été pour nous de simplement programmer des films faits par des afro-descendants ou qui les mettent à l’affiche. Il y a toujours eu une exigence très forte au niveau du propos et des questions politiques, spirituelles, sociologiques et esthétiques que ces films posent sur le monde qui nous entoure, depuis nos espaces respectifs. Il s’agissait in fine de replacer nos perspectives au centre de nos considérations d’abord pour nous-mêmes, même si d’autres continuent de les cantonner à des marges arbitraires, qu’elles soient mercantiles ou idéologiques. Et c’est pour cela qu’il y a toujours eu une place réservée aux films faits par des cinéastes issus des peuples autochtones des espaces depuis lesquels nous opérons, notamment en Amérique du Sud.
Dans le programme que j’ai pris beaucoup de plaisir à réunir ici, j’ai essayé de choisir des films qui permettent de suggérer, en partie tout au-moins, la complexité de nos espaces et de nos interconnexions mais en même temps qui proposent des approches filmiques qui résonnent entre elles. Le seul film assez conventionnel (dans sa forme) du programme est le documentaire À la Racine de Katia Café-Fébrissy. C’est aussi celui qui aborde le sujet du plus gros scandale écologique, politique et sanitaire que la Guadeloupe et la Martinique aient connu, du point de vue d’une mère célibataire et agricultrice. Ce que j’aime sans doute dans chacun de ces films c’est qu’aucun d’eux ne semble s’encombrer outre mesure de précaution sémantique ou formelle pour dire ce qu’ils ont envie d’offrir à nos sens. Et j’aime cette liberté-là aussi car elle est contagieuse. Dans ce dialogue entre la Guadeloupe, la Martinique, la Réunion et le Togo, personne ne prend le même chemin mais chacun esquisse néanmoins de manière non négociable des façons propres d’aborder nos croyances, de nouveaux possibles en quelque sorte.
L’idée a toujours été de construire des ponts de lumière au-dessus de mers souvent déchaînées tout en étant résolument ancrés dans les espaces que nous occupons. L’idée du marronage et du quilombo, du camp maron comme lieu de (re)construction à l’écart de la plantation nous guide continuellement lorsque nous nous retrouvons à un carrefour, tout comme les idées de panafricanisme et du Sud global lorsque nous agençons les briques pour construire ces mêmes ponts que nous souhaitons à double sens avec d’autres. Je trouve que le questionnement de nos croyances est un aspect de nos résistances qui reste relativement inexploré cinématographiquement par les afro-descendants surtout dans les endroits où les cultes africains n’ont pas survécu aussi manifestement que dans des pays comme le Brésil, Haïti ou Cuba. Nous nous retrouvons avec des pièces de plusieurs puzzles qui ont été mélangées entre elles et qui rendent très compliquées les tentatives de reconstitutions, lorsque ces tentatives existent. Dans le cinéma africain par exemple, Ousmane Sembène a abordé frontalement cette question notamment dans les films Ceddo (1977) et Emitaï (1971) qui ont été des révélations pour moi. Ces questionnements relèvent chez nous autant de la recherche que de l’invention. Certains d’entre nous, de plus en plus nombreux, essaient encore des combinaisons possibles des pièces du puzzle, en continuant de regarder ce qui se passe tout autour. Ce faisant, nous ne savons jamais à l’avance quelle combinaison pourrait semer à terme, et dans le silence le plus absolu, les graines fécondes d’imaginaires décomplexés et d’horizons démultipliés à l’infini. Mais n’est-ce pas cela la tâche ultime de l’artiste après tout ?
Le programme dont il est question comprenait les films suivants : À la Racine (Katia Café-Fébrissy, Guadeloupe), Mada, ou l’Histoire du Premier Homme (Laurent Pantaléon, La Réunion), Démayé (Simone Lagrand & Klēlo, Martinique), Lafwa (Yannis Sainte-Rose, Martinique) et La Mémoire du Sang (Elom Khaunbiow, Togo).
Quelques jours plus tôt un groupe d’artistes, affiliés pour la plupart à l’ANG, un parti indépendantiste et autonomiste, a débuté une occupation symbolique du chantier du Centre des Arts pour forcer les pouvoirs publics à ne pas laisser la culture en chantier et à les intégrer aux décisions qui les concernent. Notre prochaine projection s’inscrit dans le cadre de cette occupation.
« Maron » est écrit avec un seul « r » et « marone » un seul « n ». Ce choix est d’abord dicté par une attitude patrimoniale, puisque c’est ainsi que le terme est souvent transcrit dans des documents anciens contemporains du phénomène. Ensuite, il semble important de le distinguer du légume-fruit et de la couleur homonyme. Enfin, nous pensons que l’adoption d’une graphie qui tienne compte de l’approche sociétale nouvelle du maronage qui le mette en valeur se justifie (Charlotte Rabesahala Randriamananoro).
Reférence :
Charlotte Rabesahala Randriamananoro. Maronages dans l’océan Indien. Des Bemihimpa de Madagascar aux grands chefs marons de Bourbon-La Réunion. Travaux & documents, Université de La Réunion, Faculté des lettres et des sciences humaines, 2018, Regards croisés sur le patrimoine malgache : transmission et régénération d’un héritage vivant, pp.91–111. https://hal.univ-reunion.fr/hal-02267914/document
Je n’inclue volontairement pas les grosses machines de streaming dans le panorama mais comme partout ailleurs, elles prennent une place énorme dans les habitudes de consommation de films et de séries des jeunes et moins jeunes.